Notre chemin est silencieux. Sans doute lui aussi ne sait pas quoi me dire en ce moment. D'un côté, je suis bien contente qu'il se taise, mais ce silence m'est insupportable puisque je ne sais absolument pas à quoi m'attendre avec lui en de pareilles circonstances. Dis quelque chose. Méprise moi, rabaisse-moi mais ne me laisse pas comme ça. Le sentier que j'ai parcouru si souvent me paraît maintenant interminable. Depuis combien de temps on avance comme ça. Depuis combien de temps je regarde son dos en frémissant? Ça ne peut pas faire plus de deux minutes. Mais ça semble si long. C'est comme dans un cauchemar où je cours toujours, mais où mon but ne cesse de s'éloigner de moi.
Tout d'un coup, ma cheville, sans aucune raison autre que celle de me faire paraître ridicule devant mon frère, se tord bêtement sous mon pas. N'étant pas encore dans la prison, je ne peux m'accrocher à un mur, et je ne peux me résoudre à prendre appui sur Jefferson. En moins d'une seconde, je me retrouve par terre en poussant un petit cri aigu et étranglé. Saloperies de chaussures à talons. J'ai une envie soudaine de les balancer loin de moi, mais sans elles, je risque de m'écorcher les pieds sur le sol. Et puis avec tous les déchets qu'on trouve ici, je risque de me planter quelque chose dans le pied, et peut-être contracter une maladie mortelle comme le sida.
Pendant que j'analyse des possibilités toutes plus désastreuses les unes que les autres, je vois Jefferson qui se penche pour se retrouver accroupi devant moi, presque à ma hauteur, quoiqu'un peu plus haut, comme toujours. Quand il me demande ce que je fais par terre, j'essaie de trouver son air moqueur. Mais je n'arrive pas à déterminer s'il se pose vraiment la question ou s'il se fiche de moi.
- Ma cheville s'est…
Mais la fin de ma phrase meurt au fond de ma gorge. Je suis coupée par une voix d'autant plus désagréable que celle de mon frère. Appuyée sur mon coude, je veux me relever. Je ne veux pas me faire humilier ici, pas maintenant. Pas devant Jefferson. Surtout pas devant lui. Je veux qu'il croie que j'ai changé. Je veux qu'il me croie plus forte qu'avant. Je le suis vraiment, je le sais, et je veux que lui aussi le sache. Entre mes dents, je maudis Maxence. Il ne comprend pas que sa présence est plus qu'indésirable en ce moment? Je veux prendre appui sur ma jambe pour finalement me mettre debout et je me résous à peut-être envisager la possibilité de songer éventuellement à me servir de l'épaule de Jefferson comme support. Mais comme j'amorce le mouvement de poser ma main sur lui, Maxence me lance une autre remarque qui me déconcentre de ma tâche et me fait perdre l'équilibre tellement c'est cinglant. Je retombe sur le sol, sans plus de volonté de me mettre debout qu'une limace pathétique. J'ai le front appuyé sur le sable et je mets un certain temps à réaliser que mon prisonnier n'est plus à côté de moi. Où est-il passé? Il n'a tout de même pas profité de cette mésaventure pour se soustraire à ma surveillance.
Mais non. Bien sûr qu'il n'est pas parti. Jefferson n'est pas un lâche, pas comme moi. J'entends ses pas qui me contournent lentement. Il ne va pas… Non, il n'a pas le droit de faire ça. Je me redresse légèrement et étire ma main vers son poignet, que je ne parviens qu'à effleurer. De toutes façons ça n'aurait servit à rien. Je le vois qui s'élance vers Maxence et lui assène un violent coup sur la mâchoire. Je sais que sa frappe est redoutable. J'y ai eu droit assez souvent. Je n'ai pas envie plus que ça de me mêler de cette bagarre et de les séparer. Voir mon deuxième persécuteur se faire battre par mon premier persécuteur ne me déplait pas tant que ça. Je profite de ce qu'ils sont occupés pour me remettre lentement sur pied et masser ma cheville douloureuse. Je ne peux m'empêcher de sourire légèrement en entendant les cris du gardien. C'est drôle. Personne n'intervient. Ils doivent tous le détester. Ce personnage est tellement pathétique et vulgaire, il n'a pas du se faire beaucoup d'amis dans cette prison.
Je relève la tête pour voir mon frère qui écrase avec un amusement certain les bourses de ce pauvre couillon, tandis que ce dernier implore sa pitié. Bon… Ça a assez duré. Je considère qu'il est assez humilié pour l'instant. Et les quelques filets de sang qui couvrent son visage finissent de me convaincre. Si personne n'intervient, c'est la directrice qui s'en mêlera et Jeff sera dans la merde jusqu'au cou, ainsi que toutes les personnes n'ayant rien fait pour l'arrêter.
En boitillant –ça m'enlève un peu de ma crédibilité- je me dirige vers le principal intéressé et lui demande doucement d'arrêter. Je laisse passer quelques secondes. Soit. Il ne m'a pas entendue apparemment. Je répète ma demande, essayant de lui donner l'air de ordre. Toujours aucune réaction. Soit je n'ai aucune autorité sur lui –ce qui est fort probable- soit il prend un plaisir si intense à massacrer Maxence qu'il ne m'entend pas. Finalement les deux possibilités sont très probables. Bon puisque c'est comme ça je vais devoir le toucher… ce qui me répugne un peu. Disons que je me passerais et de beaucoup, du contact de Jefferson. Comment on contient quelqu'un d'enragé déjà? Ah oui… Troisième session d'Université, chapitre sept, La Contention. Je grommelle et m'approche un peu plus. Réticente, je passe mes bras autour de sa taille. Normalement je devrais entourer ses bras aussi mais il est trop costaud pour que je puisse les ajouter à ma prise. Eh bien on n'aura jamais vu une prise de contention aussi mal effectuée que celle-ci. Surtout que celle qui l'administre tremble légèrement. Je soupire et recule légèrement, profitant de la surprise de Jefferson pour l'entraîner un peu plus loin. J'avoue qu'à sa place aussi je serais surprise, surtout que je ne l'ai jamais touché de mon plein gré.
Quand je sens qu'il est assez loin de Maxence, je desserre ma prise, déjà pas très forte. C'est plus pour me libérer moi que je le fais par contre. Lui n'aurait eu qu'à se tourner pour me faire lâcher, pourtant il ne l'a pas fait. Je ne sais pas trop si c'est une bonne chose. Je garde malgré tout une main dans son dos pour le pousser à avancer par la porte qui nous a été ouverte pour pénétrer dans l'édifice gris. Nous continuons notre marche en silence. Je lui indique le chemin par les petits changements dans la pression que j'exerce entre ses omoplates. Nous passons devant la cafétéria, devant mon bureau. Je ne lui parle pas. Je serais sensée lui parler de la prison, de ses pièces, mais je n'en ai pas l'envie, ni peut-être la force. Nous arrivons finalement dans le couloir des cellules. La sienne est la dernière au bout, la A. Je soupire à nouveau et le conduit jusque là. Je me détache de lui et fouille mon trousseau de clés pour trouver la bonne. Mes mains tremblent et je dois m'y reprendre à deux fois pour me saisir de la petite clé dorée qui porte la lettre A. Quand finalement je l'attrape, l'anneau me glisse des mains et va s'écraser par terre dans un grand bruit métallique. Je ferme les yeux et pousse un juron en triturant les pans de ma blouse. Je me penche légèrement pour me saisir du trousseau, mais quand j'ouvre les yeux, le trousseau est sous mes yeux, dans la grosse main de mon frère. Il me les met dans les mains, effleurant mes doigts avec les siens. Le contact m'électrise désagréablement et je retire prestement ma main. Je détourne le regard et me concentre sur l'ouverture de la porte.
-Ta cellule est ici, dis-je simplement, comme s'il ne l'Avait pas encore remarqué.
- Qu’est-ce que tu fais dans cette prison ? qu'il me demande.
Je me sers de l'aplomb que m'offre la porte de fer pour le regarder dans les yeux. Dieu qu'il me semble grand. Pourtant, ce ne sont que quelques centimètres qui nous différencient.
- Tu crois que j'ai fait des études de psychologie pour devenir nonne?
Un silence s'installe entre nous. Je sais ce qu'il pense. Je sais ce que tout le monde penserait à sa place. Que c'est ridicule. Je le voie qui me regarde intensément, essayant de voir si je dis vrai.
- Psychologue? Vraiment?
Pas de moquerie? Pas de méchanceté? Je reste ahurie un moment. Je m'étais attendue à une remarque blessante, un rappel de ma vie rendue si misérable par lui-même. Je dois avouer que je suis étonnée, très étonnée même. Si je m'étais attendue à ça…
- Oui. Parfaitement.
Je suis encore plus étonnée de le voir me sourire, un sourire auquel je n'ai jamais eu droit et que j'ai envié à plusieurs femmes; celui du grand frère aimant. Personne ne pourrait savoir à quel point je me sens perdue en ce moment. Autant j'ai peur de lui et je suis décontenancée par son attitude, autant je suis comblée d'avoir enfin eu droit à ce sourire qu'on pourrait presque qualifié d'aimant, d'intéressé.
- Tu aimes ça au moins?
Parce qu'en plus il s'informe de ce que je me sente bien? C'est de plus en plus étonnant. À la fois effrayant et apaisant. Je baisse la tête, soudain intimidée. Comme si je rencontrais cet homme pour la première fois de ma vie. Lui qui ne s'est jamais intéressé à ce que je faisais et qui éprouvait sans cesse le besoin de me rabaisser. Je bafouille un moment avant de pouvoir lui répondre correctement.
- Euh oui. Je… J'adore ce travail. C'est dur mais ça m'occupe l'esprit et me fait avancer.
- C'est bien. Je suis content pour toi.
Content pour… moi? Lui? C'est la phrase de trop. Mon cœur s'emballe et je manque de défaillir. C'est un trop plein d'émotions qui me submerge tout à coup. D'abord il se bat pour prendre ma défense, il se montre gentil et maintenant, il est content pour moi? Quelque chose cloche, mais un mince sourire se dessine quand même sur mes lèvres. Je n'ai pas pu le retenir. Même si je suis méfiante et que j'ai peur, la petite fille au fond de moi est heureuse que son grand frère s'occupe enfin d'elle correctement.
- M… Merci.