Oui bien sûr madame la directrice. Je n'ai rien de mieux à faire présentement que d'aller accueillir un prisonnier. C'est bien la partie de mon travail que je déteste le plus. J'aurais eu des tas de dossiers à classer. Je suis psychologue moi! Pas portière ou hôtesse. Il faudrait qu'elle se rentre ça dans le crâne. Ce n'était pas inscrit dans mon contrat. Mais comme madame me l'a demandé si gentiment – en me menaçant de me jeter à la porte si je ne m'exécutais pas bien vite – je n'ai pu faire autrement que d'accepter. Et puis elle m'avait dit que j'étais sans doute la plus désignée pour aller m'occuper de lui. Je n'avais pas compris l'allusion.
Je n'ai pas envie de perdre cet emploi. Je commence lentement à m'y faire et à aimer mes patients. Enfin, aimer est un grand mot. Disons que j'arrive parfois à les supporter. Aider les autres m'a toujours aidée à oublier mes propres problèmes. Bien sûr au début c'était très pénible, ça l'est d'ailleurs toujours. J'avais extrêmement peur. Les gens qui venaient me voir étaient des violeurs, des tueurs ou des violents. En chacun d'eux je voyais un danger, je voyais un morceau de l'âme de mon frère, et ça me glaçait le sang. Mais la plupart d'entre eux venaient me voir de leur plein gré, pour réellement changer. D'autres, un peu moins sympathiques, venaient parce qu'on les y forçait. Résultat, je me retrouvais souvent avec des hommes ou des femmes prêts à me planter n'importe quel objet dans le corps.
J'ai lentement appris à me faire ma place, à leur faire sentir que dans mon bureau, j'étais maître de la situation. Bien sûr je ne le suis pas vraiment, mais je leur en donne l'impression en établissant mon espace et mes règles. Depuis trois mois que je travaille ici et j'ai subit une attaque au stylo, une tentative de viol et une tentative de suicide d'une prisonnière qui en avait assez d'être enfermée ici, loin de sa famille et privée de son copain. J'avais réussi à faire face à tout cela. J'étais bien encadrée et la plupart du temps, avec les patients plus difficiles, quelqu'un surveillait mon bureau près de la porte, pour s'assurer que tout allait bien.
Maintenant que je suis établie, je n'en ai plus vraiment besoin. Les gens me connaissent, je les connais sans les aimer, sans leur parler en dehors de mon bureau. À vrai dire, je reste le plus possible dans mon coin, en solitaire. Je n'aime pas trop aller discuter avec mes collègues ou d'autres personnes. J'ai toujours peur de dire quelque chose de travers ou de me montrer trop curieuse, ce qui m'arrive très souvent à cause de mon métier.
Je traverse les longs couloirs de la prison. Je dois montrer plusieurs fois ma carte de travail pour qu'on me permette de passer par diverses portes et grilles. Un gros gardien gras du nom de Wilfrid me salue gentiment comme chaque fois que je passe là. Je lui rends son sourire, toujours sans grande conviction. Mais lui semble bien heureux de cette fausse attention. Il me souhaite une bonne journée et me dit que je n'ai qu'à lui faire signe quand je voudrai rentrer.
Je descends les marches du petit escalier, la tête baissée. Je marche rarement la tête haute. Certains évènements m'ayant apprise à rester dans l'ombre quoi qu'il arrive, de me faire toute petite malgré ma grande taille. Je ne regarde pas où je vais. De toutes façons, j'ai marché sur ce petit chemin tellement de fois auparavant que je le connais presque par cœur et que je pourrais avancer les yeux fermés. Évidement, parfois, il vaut mieux regarder où l'on va. Ainsi, on s'évite d'assez mauvaises surprises. Mais ça bien sûr, c'est toujours trop tard que je m'en aperçois.
À quelque dizaine de mètres de la grille principale qui coupe la prison du reste du monde, je lève les yeux en l'entendant grincer. Un policier vient de l'ouvrir pour pousser un prisonnier à l'intérieur. La porte est refermée sans douceur et rapidement, comme toujours, pour ne laisser aucune chance de fuite au nouveau détenu.
Le dit détenu shoote dans la poussière du sol par dépit et colère. Je le vois à la crispation des muscles de son dos. Je ne vois que son dos justement, et son derrière de tête. Il me semble grand à cette distance. Un peu trop grand. Un frisson parcourt mon corps en entier. Voyons Maybe. Ce n'est qu'un criminel comme tout ceux que tu as vus avant aujourd'hui il n'a rien de spécial.
Je fais un pas en avant, décidée à en finir avec cet accueil qui sera sans doute aussi peu distrayant que les autres. En entendant mes pas dans la terre sèche, l'homme se tourne lentement vers moi. Son profil se découpe lentement devant le soleil qui plombe au dessus de nos têtes. Je croise son regard et aussitôt, mon cœur bondit, mes jambes se mettent à trembler. Je veux crier, mais ma voix meurt sur le bord de mes lèvres. L'assurance que j'avais gagnée avec les détenus de la prison s'est envolée d'un seul coup.
- Jefferson…
Ma voix n'est qu'un murmure pendant que je le vois qui marche vers moi. La voiture qui venait le reconduire est déjà partie. Je suis seule devant l'homme qui a hanté mes nuits depuis ma plus tendre enfance. Celui qui a fait de moi celle que je suis aujourd'hui. Je fais un pas en arrière, tremblante de terreur.
Qu'est-ce qu'il fait ici? Tu es sans doute la plus désignée pour t'occuper de lui. C'est sans doute à cause des noms de famille et du dossier qu'elle avait dit ça. Si elle avait su, elle ne m'aurait sans doute pas jetée ainsi dans la gueule du loup.
Était-il seulement au courant que je travaillais ici? Je sais que papa lui avait sans doute dit que je m'étais trouvé un travail dans une prison, mais peut-être qu'il ne lui avait pas dit laquelle. Mais n'empêche… Comment ça se faisait qu'il se trouvait là? Devant moi? Quel crime crapuleux avait-il pu commettre pour se retrouver ici?