Je ne savais plus trop où me menait mon emprisonnement. Tout ce que je savais, c’était que j’étais mieux depuis que j’avais pu recommencer à sculpter pour passer mon ennui et me remettre à ma passion pour les arts. Je n’aurais jamais cru que je pourrais faire une chose pareille dans un endroit semblable. Moi était totalement convaincue que l’on refuserait de m’accorder mon matériel... Bon, ils avaient précisé qu’ils ne me donneraient aucun instrument de sculpture - couteau et autres - mais ça ne me dérange pas : je n’ai jamais utilisé quoi que ce soit d’autre que mes mains dans mon art. Ce que je savais, aussi, c’était que les gens qui partageaient ma cellule me trouvaient étranges. Ils parlaient ensemble le soir, croyant que je ne les entendais pas. Mais qu’est-ce que j’en avais à faire ? Oui, mon linge ne s’agençait probablement pas très souvent - essayez, vous, de vous habiller quand vous êtes aveugle - et je touchais à tout ce qui passait à ma portée. Et en plus de ça, j’avais fait encombrer la cellule avec un tas de glaise puant. Enfin, pour moi ça sent extrêmement bon, car c’est une odeur de liberté. Oh et, fait encore plus étrange sur moi : je détruis mes sculptures immédiatement après les avoir construites après avoir demandé à la première personne qui passait si c’était réussi.
Je n’aime pas cet endroit, même si je m’y fais, lentement, jour après jours. C’est de l’adaptation : peut-être même qu’un jour je ne remarquerai même plus les barreaux de ma cellule, et que je vais me contenter de vivre dans cet endroit que la vie m’a offert et qui, somme toute, n’est pas pire que ce qu’elle m’avait offert avant. Des fois, je remercie mon père adoptif d’avoir mis fin à ses jours ... Le seul ennui, c’est qu’il m’ait fait accuser, moi, sa pauvre victime aveugle. Je n’ai pas le droit de me plaindre, je songe : je ne suis probablement pas la moins bien nantie de ce monde.
Dans la file d’attente de la cantine, toutefois, je me dis que j’ai peut-être le droit de me plaindre un peu. Coincée entre un gros costaud et un autre grand costaud dont l’odeur me rappelle vaguement quelque chose, je dois endurer les plaintes du balourd derrière moi qui me pousse en avant, et essayer comme je le peux de ne pas bousculer celui qui est devant moi. Je ne voudrais pas qu’il se retourne et se mette à me crier dessus parce que je pousse. Mais trop tard. L’homme devant moi se tourne : je le sens parce qu’il est très proche. Il prononce un début de phrase qui m’est adressée - quelque chose comme “c’est bientôt fini ?” et puis il doit réaliser que ce n’est pas moi qui ai poussé, mais l’homme derrière. Mais je reconnais la voix de l’homme. Étonnée - et peut-être un peu agacée de le croiser ici - je ne dis rien quand il me contourne pour aller parler au type trop pressé de manger. Je soupire. Peut-être qu’il s’en fiche que ce soit moi. Peut-être fera-t-il semblant de ne pas me reconnaître.
-Nadine ?
Raté. Visiblement - quel ironie, cette expression - il a fini de sermonner l’impoli, et m’a fort malheureusement reconnue. Pire encore, je devine qu’il sourit. Il ne manquait plus que ça : un proxénète se souvient de moi. Je soupire, me tourne vers lui en affichant un sourire contrit.
-Logain, quel plaisir de vous revoir.
Comme toujours, le mot “revoir” me roule dans la bouche. Je n’aime pas utiliser ces termes. Il me demande si je vais bien, si le gros monsieur ne m’a pas trop importunée. Je l’assure que oui, pour les deux questions. Puis, oh surprise, la file avance et c’est à mon tour de commander. Je me dépêche, puis file m’asseoir à une table une fois que je suis servie, espérant qu’il ne retrouvera pas une femme de la taille d’une gamine dans ce chahut bahut de cafétéria.