Prends à droite au bout de la ligne droite. Enfin, pas tout à fait au bout. Après le trois-quarts de la distance en fait, c'est-à-dire 53 mètres, c'est-à-dire 112 pas. Les pas sont comptés dans ma tête, sans que j'aie réellement à y penser. C'est devenu automatique. Je connais la prison tout comme je connaissais mon ancienne maison, alors à moins qu'ils ne décident de me changer de cellule, tout devrait bien aller. D'un côté, je ne vois pas vraiment pourquoi ils feraient une telle chose. Deux hommes me suivent. L'un d'eux est grand, je dois me tordre le cou pour avoir l'air de le regarder. Et l'autre est un petit peu plus grand moi, probablement dans le mètre soixante. Bon d'accord, c'est déjà pas mal plus grand que moi et mon mètre 42. Les deux hommes portent une énorme boîte à eux deux. Une boîte que je n'aurais jamais pu transporter moi-même. Une boîte qui contient ce que la direction a enfin consenti à m'accorder : de la terre glaise. Facilement maniable, molle jusqu'à ce qu'on la cuise. Je souris tout en marchant, les mains dans les poches. Depuis le temps que j'ai la forme de la main d'Hina au bout des doigts, ceux-ci me démangent. Je vais enfin pouvoir la sculpter. J'indique la cellule aux deux hommes, qui s'empressent de déposer mon paquet sur le plancher de ma cellule. Je serai approvisionnée régulièrement, on me l'a promis. Une semaine après chaque demande, la commande devrait arriver. La direction semblait heureuse de faire entrer un peu d'art dans la prison. J'en suis tout aussi heureuse, sinon plus encore. Les hommes me laissent enfin seule.
Ma cellule est vide, comme la plupart du temps. Sinon la nuit, mes colocataires ne sont pratiquement jamais là, ce qui me laisse beaucoup de temps pour moi. Du temps pour penser – que j'utilise un peu trop d'ailleurs. Et maintenant du temps pour produire quelque chose, pour produire tout ce que j'ai dans la tête depuis si longtemps. Depuis mon arrivée. Je débarrasse la petite table qu'on m'a offerte avant l'arrivée du matériau des papiers qui trônaient dessus, et j'entreprends d'ouvrir la boîte. Un petit peu plus difficile que prévu. Elle est scotchée avec zèle. Et comme les couteaux sont interdits ici …
Je peste entre mes dents et m'agenouille par terre devant la boîte qui est maintenant presque plus grande que moi. Avec mes ongles, j'essaie de trouver l'endroit où je pourrai décoller le ruban, mais j'ai beau le trouver, je n'arrive à rien. Je laisse échapper un juron, agacée.
-T'as besoin d'aide, petite ? lance une voix.
Je sursaute, étonnée de ne pas avoir entendu venir qui que ce soit. Je devais être vraiment concentrée. Je tourne la tête vers la porte de la cellule. La voix touchait presque le plafond, à quelques pouces près, bien sûr. Je hoche la tête, ne notant pas trop le "petite" qui suivait la question.
-Je n'ai rien pour l'ouvrir, je fais en me levant et en époussetant ma jupe – probablement désassortie à mon gilet, comme toujours – pour en enlever la poussière. Et les gardes qui l'ont emmenée n'ont pas offert de l'ouvrir, alors je n'ai pas voulu les embêter.
-C'est bien pratique, dit l'homme en s'approchant.
Je recule, pour lui laisser la place que j'occupais. Je l'entends qui se penche, qui bouge un peu la boîte. Celle-ci est lourde et produit un bruit sourd et incertain, comme si elle faisait partie du plancher et refusait de bouger.
-Il y a quoi là-dedans ? Un cadavre ?
Mes yeux s'écarquillent. Ils les a les questions, lui ! je songe, vexée. Mais je m'efforce de garder mon calme, de redonner à mon visage un air simple et décontracté.
-Je doute qu'on autorise ce genre de marchandises à voyager entre ces murs, je dis d'un ton doux. C'est de la glaise.
Petit silence.
-De la terre molle et mouillée, je précise.
Il soupire, recommence à tripoter la boîte, m'affirmant qu'il sait ce qu'est de la glaise, qu'il se demandait seulement pourquoi il y en avait une boîte plus grosse que moi dans ma cellule.
-Pour sculpter, je fais.
Nouveau silence… Peut-être se doutait-il un peu de cette partie de réponse. Peut-être était-ce autre chose qu'il voulait savoir en posant cette question. C'est difficile de savoir ce que veut vraiment dire quelqu'un quand on ne voit pas son visage.