Je suis brisée, mais je suis heureuse. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi. Peut-être parce que depuis hier, je ne me pose plus de questions sur les couleurs que j'ai perdues. Ma rencontre avec Hina m'a servi à quelque chose. Pourquoi je m'acharnerais à essayer de me souvenir de ce que je ne reverrai jamais ? Ça ne servirait qu'à tourner le fer dans la plaie de cette perte douloureuse. Je n'ai pas envie de vivre dans le passé, et bien qu'ici je n'aie aucun avenir, il me convient. Le passé n'a pas été très glorieux lui non plus. Non, maintenant j'ai l'intention de me concentrer sur ce que je peux percevoir. Je compte me remettre à la sculpture. J'ai la forme d'Hina de mémorisée au bout de mes doigts. Je veux la sculpter. Il me faudrait de la glaise. Je devrais aller le demander. Je suis tranquille, l'on devrait me l'accorder sans trop de condition.
C'est fou comme on devient totalement autre chose une fois franchies les portes de Sadismus et le deuil du monde extérieur fait. Qu'est-ce que je regrette de l'autre côté ? Rien. Ce ne sont pas des coups et des cris qui vont me manquer. Peut-être bien qu'ici aussi j'entends souvent des cris, des pleurs et des coups, mais je n'ai encore rien subi. De la chance. Peut-être simplement qu'on se méfie d'une fille à l'air perdue qui, dit-on, a commis le meurtre passionnel de son père adoptif.
Je me sens engourdie, pourtant je suis sobre. Plus rien ne semble avoir vraiment d'importance, sinon ce que je peux toucher. Mes mains, depuis qu'elles ont touché Hina, ne cessent de caresser, triturer et frotter tout ce qui passe à leur portée. J'avais oublié ce que c'était que de toucher les gens. Je ne prenais plus plaisir à toucher les textures : je ne le faisais plus que par nécessité. Maintenant je retrouve un peu de ce goût de vivre si difficile à retrouver en ce lieu.
Je suis libre, et pourtant, je suis enfermée. Drôle de paradoxe. Je me sens plus libre derrière les barreaux que je ne l'ai été de toute ma vie. Je dois être l'une des seules à dire quelque chose de ce genre. Ça bout en moi, cette nouvelle vie. Je crois que j'ai enfin trouvé ma place dans le monde. Je ris doucement, mes doigts caressant le tissu de mon pantalon. J'ignore de quelle couleur il est. Je ne sais pas s'il s'agence au haut. Je m'en fiche. Je souris, assise dans mon lit. Mes compagnons ont quitté la cellule il y a quelques minutes, pressés de profiter d'un peu d'air. Moi je reste ici.
Des pas se font entendre dans le couloir. Ils sont loin, probablement près de la première cellule, tout au bout. Le son des bottes se rapproche. Devant ma cellule, il s'arrête. J'entends la torsion des vêtements de quelqu'un qui vient de se tourner. La cellule d'en face est vide. Pourquoi regarder dans une cellule vide ? J'en conclus donc que la femme – un homme ne fait pas ce bruit en marchant même s'il essayait de toutes ses forces – s'est arrêtée et regarde dans ma cellule. Je tourne ma tête dans sa direction, et la gratifie d'un sourire poli.